J’étais très honoré d’être l’invité de l’association HÂ 32 le 6 octobre 2022 pour animer l’un des thèmes sur la mémoire, dans le cadre du cycle « L’HOMME ET SES MÉMOIRES » et organisé par cette association sur toute l’année civile.
D’autres intervenants avant moi avaient pu développer tout ce qui concerne l’origine biologique de la mémoire, les découvertes scientifiques les plus récentes, les aspects pathologiques et médicaux, les abords historiques et sociaux ; je m’étais pour ma part proposé, en tant que psychanalyste, d’éclairer le grand public sur la mémoire inconsciente, celle que nous portons tous en nous-mêmes.
Aucun enregistrement n’ayant pu être effectué lors de cette intervention, je me suis permis de mettre au propre les notes de ma préparation.
Ainsi, le lecteur voudra bien excuser le caractère peut-être décousu de certains passages.
Introduction
Nous possédons tous deux types de mémoires :
- L’une consciente, celle de l’acteur de théâtre qui apprend son rôle ou de l’élève qui apprend ses tables de multiplication ;
- L’autre inconsciente, qui contient tout le stock des souvenirs accumulés depuis notre naissance et qui constitue notre être profond.
Cette mémoire inconsciente, c’est, selon le beau titre de l’article de Claude VANIER sur le site HAL (archives ouvertes), « la mémoire de l’oubli ».
C’est la mémoire de l’ignorance, celle qu’on ne maîtrise pas, celle de tous les ressentis que nous avons pu accumuler depuis notre enfance mais dont nous n’avons pas souvenir pour différentes raisons qu’il faut analyser.
C’est la mémoire du rien, et en définitive la mémoire du tout.
Dans l’antiquité grecque, la notion et le mot inconscient n’existait pas et était englobée dans l’idée d’ignorance.
C’est pourquoi l’on peut aujourd’hui considérer, dans une interprétation psychanalytique peut-être un peu originale, mais qui n’engage que moi, que lorsque Socrate proclame qu’il sait qu’il ne sait rien (« tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien »), il parle déjà d’une certaine mémoire inconsciente.
De même lorsque Jésus dit sur la croix : « Père, pardonne leur, ils ne savent pas ce qu’ils font », il fonde déjà la notion de pardon sur le fait que celui qu’on désigne comme le coupable (le centurion romain qui lui transperce le flanc), n’a pas une connaissance parfaite de l’acte qu’il est en train de commettre. Il n’est que l’exécutant inconscient de l’ordre donné par la Loi romaine.
Le but de mon intervention est donc de donner une idée générale de la manière dont notre mémoire inconsciente fonctionne, ce qu’elle contient véritablement, ainsi que les buts assignés par la psychanalyse pour envisager une meilleure stabilité de notre organisation psychique et tenter de réduire les névroses, les obstacles qui nous empêchent d’avancer au quotidien.
Pour cela j’ai choisi de parler des travaux de FREUD au travers de deux de ses ouvrages les plus célèbres : « Psychopathologie de la vie quotidienne », et « sur le rêve ».
-I- Comment l’inconscient se manifeste-t-il ?
Dans le premier ouvrage, FREUD a choisi de réunir de très nombreux exemples permettant de démontrer la variété des confusions que nous faisons régulièrement à l’oral (lapsus linguae) et à l’écrit (lapsus calami) ou dans les actes de la vie quotidienne (actes manqués).
Pour FREUD, il ne s’agit pas de dysfonctionnements de l’esprit ou de simples confusions sonores ; ce serait des explications trop simplistes.
C’est au contraire la preuve du travail constant de notre inconscient, en marge de notre raisonnement conscient.
Toutes ces maladresses, ces erreurs, ces manquements qui nous étonnent, nous désespèrent parfois, ou au contraire nous font sourire, mais nous font honte également, ressortent tous du même phénomène : notre inconscient travaille bien autant que notre conscience et nous conduit à des confusions qui peuvent nous amener à réfléchir sur la réalité de nos désirs.
L’inconscient, c’est « l’autre scène » sur laquelle se jouent à la fois la réalité de nos envies profondes, et le refoulement de nos angoisses ou de nos hontes.
C’est là tout le côté révolutionnaire de l’ouvrage, ou plutôt son côté contre révolutionnaire.
En effet, la révolution française, au travers des philosophes des lumières, nous a transmis les principes de liberté individuelle, de la nécessité de la réflexion personnelle et consciente toujours souhaitable pour s’acheminer vers le bonheur humain. C’est autour de cette philosophie qu’ont été construits tous nos codes législatifs (code civil, code pénal pour ne parler que de ceux là).
FREUD soutient finalement l’inverse : le libre arbitre n’existerait pas et le déterminisme engendré par le travail de l’inconscient devient une forme d’atteinte au principe de liberté communément admis.
La découverte freudienne est de nous dire : « la grande activité principale du psychisme est inconsciente ».
Et NIETZSCHE de surenchérir : « la conscience du moi est le dernier trait qui s’ajoute à l’organisme quand il fonctionne déjà parfaitement, elle est presque superflue ».
J’ai choisi également de parler des travaux de FREUD sur le rêve, car les deux ouvrages sont assez complémentaires, d’une part car ils ont été écrits à la même époque (1900 pour le premier, 1901 pour le second), d’autre part car la démonstration est identique.
Dans ses travaux sur le rêve, FREUD a démontré que le franchissement de l’inconscient sur le conscient se fait encore plus facilement lors du sommeil lorsque la conscience est justement relâchée, que lors de l’éveil.
L’inventeur de la psychanalyse a été très critiqué, et même moqué, de s’intéresser à un domaine aussi anecdotique que le rêve.
Là où l’antiquité ne voit que chaos et incohérence, Freud va très sérieusement considérer le rêve comme un vecteur de communication entre nos sentiments cachés et ceux qui sont soumis à notre raison.
Le rêve est une production de la mémoire inconsciente au même titre que le lapsus ou l’acte manqué.
Pour Freud, aucun rêve n’est absurde, il suffit de l’interpréter, de le ramener au vécu du sujet et de faire la distinction entre le caractère manifeste du rêve (les quelques images du film conservé parfois au réveil) et son contenu latent.
Selon LAPLANCHE et PONTALIS (Vocabulaire de la psychanalyse) le caractère manifeste du rêve ne serait que « lacunaire et mensonger », alors que le contenu latent, celui qui peut être élaboré, interprété, mis en lien avec le vécu du sujet, serait au contraire « la véritable traduction de la pensée intégrale et véridique de la parole du rêveur ».
Il faut donc une élaboration secondaire qui permette de rationnaliser et d’agencer en une suite logique les images du rêve, puisque tout est rendu contradictoire et déformé par la censure naturelle entre le conscient et l’inconscient.
Pour Freud, « le rêve est la voie royale vers l’inconscient ».
Toutes ces explications, assez sommaires et très résumées, m’amènent à expliquer, dans un second temps, le travail de l’analysant en séance.
Tout ce qui vient d’être dit n’est en fait que le rassemblement de pièces de lego et d’éléments disparates dont il faudra bien faire quelque chose pour faire ressortir le conflit psychique et le réduire.
C’est ainsi que j’ai souhaité m’intéresser au contenu de cette mémoire de manière plus complète et à la manière de s’en servir en psychanalyse.
-II- Contenu de la mémoire inconsciente
Cette mémoire intérieure est une force mystérieuse et non maîtrisable. C’est le principe directeur de notre être. Nous naissons avec. Ce sont nos pulsions d’auto conservation, notre pulsion de vie et notre pulsion de mort. C’est la libido, l’énergie sexuelle qui est première selon Freud. C’est la partie la plus primitive de la personnalité.
C’est le principe de plaisir à l’encontre duquel notre conscience s’inscrit, car c’est elle qui a reçu l’éducation, le savoir vivre et surtout la résistance.
Le refoulement est l’un des premiers mécanismes de défense pour Freud et c’est le plus puissant.
C’est un faux oubli, sélectif, intentionnel et qui n’est pas définitif.
Le premier refoulement, selon Freud, c’est le complexe d’Œdipe.
Heureusement que nous sommes construits comme cela car si nous gardions à l’esprit constamment et sans filtre toutes les sensations désagréables que nous avons connues depuis notre enfance, ce serait insupportable… Nous deviendrions fous.
Le refoulement ne s’établit pas au hasard et il permet au sujet d’éviter une prise de conscience pénible (traumatismes). C’est normalement le principe de réalité qui doit l’emporter.
Ce postulat freudien a été largement confirmé par la science la plus contemporaine. Il faut citer notamment cet article du journal Le Monde du 3 août 2022 qui explique la découverte d’une petite glande dans le cerveau qui émet une hormone permettant d’accélérer le refoulement des évènements désagréables ou pénibles.
On ne refoule que les pulsions, mais les affects qui restent actifs dans notre mémoire inconsciente ressurgissent parfois. C’est ce qu’on appelle le retour du refoulé et c’est ce qui créé le conflit psychique.
Cela explique toute la théorie des faux souvenirs, et des souvenirs écran où l’évocation d’un magnifique souvenir d’enfance peut aussi cacher un souvenir refoulé qui créé le conflit.
Freud à ce titre, a été très influencé par BERGSON et SCHOPPENHAUER.
Pour Bergson notamment, la mémoire est représentée par un cône dont la pointe serait dirigée vers le haut. Le souvenir qui se trouve de manière très précise en haut du cône, va, au cours de la vie du sujet, parce qu’il va être amalgamé à d’autres expériences de vie, à d’autres souvenirs, se trouver transformé, modifié, complété.
C’est la preuve que l’on reconstruit constamment. C’est le côté plastique de la mémoire.
Et cette mémoire inconsciente émane également, selon Mélanie KLEIN, des impressions, ressentis et éprouvés du nourrisson, notamment entre 0 et 2 ans.
Il faudrait même ajouter dans le contenu de cette mémoire inconsciente, selon certains auteurs, tous les souvenirs que nous avons « hérités » de notre vie intra-utérine, la naissance étant le premier traumatisme de l’être humain.
-III- La mémoire inconsciente comme outil thérapeutique
Ainsi, cette mémoire de l’oubli devient à la fois un extraordinaire terrain d’étude en même temps qu’un instrument thérapeutique.
On lira avec attention l’excellent ouvrage de Stefan ZWEIG dans le chapitre qu’il consacre précisément à FREUD et à l’art de la psychanalyse (l’art de guérir).
Les patients des psychanalystes sont les oubliés de la médecine traditionnelle, qui pourtant, dispose aujourd’hui d’une panoplie d’examens très précis, et d’imageries très modernes permettant de pousser très à fond les investigations organiques.
Lorsqu’un patient souffre d’essoufflement, le médecin traditionnel fera passer une radio des poumons ; s’il s’agit de palpitations, un examen cardiaque.
Mais lorsque tous les résultats sont bons et que le patient est encore dans la plainte, il faut bien trouver d’autres solutions qui sont précisément apportées par la psychanalyse et l’analyse du conflit psychique.
Pour le psychanalyste, la mémoire inconsciente va être à la fois la matière à travailler (le symptôme décrit par le patient) en même temps que l’instrument chirurgical permettant de faire remonter ce symptôme à la conscience.
C’est l’effet cathartique : lorsque l’on a compris de quoi l’on souffre, on souffre moins, voire plus du tout.
C’est un pacte moral qui va être conclu entre le patient et l’analyste, chacun s’engageant à respecter les obligations du pacte :
Pour le patient : ne rien cacher, dire tout ce qui lui passe par la tête, même ce qu’il estime être sans intérêt, même ce dont il a honte, tout ce qui est anecdotique, tous les fantasmes, tous les désirs, toutes ses vérités et ses contradictions.
Ce sont des efforts de perlaboration qui lui sont demandés pour surmonter ses résistances, assumer ses représentations refoulées et se libérer des mécanismes répétitifs.
Pour l’analyste :
- Etre neutre, être bienveillant, ne pas juger, ne pas diriger la conversation ;
- Respecter un secret professionnel absolu ;
- rester dans l’écoute flottante, c’est-à-dire accorder le même intérêt à tout ce que raconte le patient, sans établir d’importance à une chose plus qu’à une autre ;
- Savoir intervenir à bon escient ;
- Amener le patient à faire le lien avec ce qu’il a dit précédemment, sans pour autant l’influencer dans ses choix de libre association.
Respecter le cadre analytique posé : horaire des séances, abstinence absolue entre analyste et patient.
Recherche du transfert analytique : le patient va au cours de la cure projeter ses désirs inconscients sur la personne de l’analyste.
C’est un processus au cours duquel des sentiments ou des désirs inconscients envers les premiers objets investis dans l’histoire d’un sujet (le plus souvent les parents) se trouvent reportés sur une autre personne.
Il se manifeste par la sympathie, la confiance ou l’idéalisation du patient à l’égard de son analyste.
Il permet de revivre les colères ou les désirs de l’enfance, toutes les frustrations de l’enfance qui se trouvent reportées sur la personne du psychanalyste.
L’analyse devient ainsi une communication d’inconscient à inconscient.