LA MYTHOLOGIE COMME MIROIR DE LA PSYCHANALYSE

Pour expliquer ses premières découvertes, FREUD a tout naturellement puisé dans la mythologie grecque dont il était fin connaisseur, et ce sont ces récits et légendes traversant les esprits d’âge en âge qui lui ont donné le fil rouge de l’analyse de la psyché.

Le récit mythologique, récit légendaire, serait ainsi le vecteur idéal de l’expression du désir humain et l’une des approches essentielles à la compréhension de notre inconscient.

Mais il y a aussi des récits à contretemps.
La gravure ci-dessous représente l’arrivée de Télémaque sur l’île de Calypso.

Or, dans le poème d’Homère, Télémaque n’est jamais allé à Calypso ; seul Ulysse son père, a échoué sur cette île.

Quel pourrait donc être le sens symbolique de cette gravure ? Quelles interprétations analytiques pourrions-nous avancer sur cette situation particulière et inédite dans laquelle se trouve le jeune Télémaque, à l’image de son père ?
Risquons nous…

Cette gravure a servi d’illustration au célèbre roman de FENELON « Les aventures de Télémaque » qui raconte notamment, avec une liberté de style revisitant la mythologie grecque, l’arrivée accidentelle de Télémaque sur l’île de Calypso, où ce dernier trouvera l’amour alors qu’il est à la recherche de son père…

Ce renversement des valeurs (le fils trouve l’altérité alors qu’il est en recherche d’identification œdipienne…) est suffisamment surprenante pour que l’on s’y intéresse.

Mais la surprise est doublée lorsqu’on lit attentivement le texte qui vient en illustration au dessin :

Télémaque échappé d’une affreuse tempête,
Trouve chez Calypso des dangers plus pressants ;
Des charmes d’Eucharis il devient la conquête
Et sa raison se prête au trouble de ses sens.

Amour, cruel amour tu te ris de nos larmes
Tu portes en nos cœurs le désir et l’effroi
La raison pour te vaincre a de trop faibles armes
Et ce n’est qu’en fuyant qu’on triomphe de toi

Il existe une contradiction flagrante entre d’une part la beauté du dessin et le côté romantique de cette représentation de l’amour, et d’autre part le sens des magnifiques alexandrins qui en forment la légende.

D’ores et déjà la contradiction manifeste existant entre l’émotion qui se dégage de la représentation et l’analyse littéraire donnée par la légende nous place face à un questionnement :

Comment expliquer une telle contradiction entre la joie, la sérénité, le désir d’éternité qui transparaissent de cette gravure, et un texte qui semble vouloir nous mettre en garde et enlever une illusion sur une certaine conception de l’amour qui ne rimerait pas avec toujours, allant même jusqu’à parler de «désordre» et «d’effroi» ?

Ce sont nos propres contradictions qui apparaissent au sein de cette gravure et FREUD semblait déjà faire état de ces contradictions lorsqu’il résumait à sa manière la philosophie d’EMPEDOCLE dans son essai : « Analyse avec fin et sans fin » :

«Il (EMPEDOCLE) conçoit le procès universel comme une alternance continue, ne cessant jamais, de périodes dans lesquelles l’une ou l’autre des deux forces fondamentales remporte la victoire, si bien que c’est une fois l’amour, l’autre fois la discorde qui impose pleinement ses visées et domine l’univers, après quoi l’autre partie qui a le dessous, entre en jeu et terrasse alors à son tour le partenaire.»

Ainsi, par cette alternance constatée depuis la philosophie grecque et reprise par FREUD lui-même, nous sommes bien au cœur de la psychanalyse, et notre expérience clinique nous a souvent convaincu que la plainte des patients, quels que soient les motifs exposés dés la première séance, est toujours teintée de situations amoureuses mal vécues, de cicatrices mal refermées, de souffrances refoulées de l’enfance, et donc d’un manque à vivre dont l’origine est à rechercher parmi différents types d’affects.

Dans le cas d’espèce, se mêlent à la fois une nostalgie de la période œdipienne (1), une forme de désir incestuel (2) et une certaine conception lacanienne de l’amour (3).

Nostalgie de la période œdipienne

Il faut se souvenir que dans l’Odyssée, Ulysse et Télémaque ne font qu’un autour de Pénélope ; ils jouent un rôle équivalent, car Télémaque va remplacer son père aux côtés de sa mère en luttant contre les prétendants qui en veulent tant à la vertu de Pénélope qu’au royaume d’Ithaque ; le fils joue le rôle du père…

C’est donc une identification à contre sens que FENELON fait vivre à Télémaque car alors qu’Œdipe a du « tuer le père » pour s’affranchir, Télémaque court après son père, le suit jusque dans l’imitation des propres insuffisances d’Ulysse qui a été séduit par Calypso au point d’en oublier – pendant 7 ans- sa tendre épouse Pénélope et ses engagements auprès d’elle.

Tel père, tel fils…puisque Télémaque connait les mêmes tentations avec la jeune nymphe Eucharis, et les même difficultés que son père pour s’enfuir de l’île de Calypso et reprendre son destin en main.

Un autre intérêt de cette gravure repose sur le fait que nous apprenons, en lisant les alexandrins, que Télémaque vient « d’échapper à une affreuse tempête », ce qui n’apparait pas à la simple contemplation de la gravure où l’on découvre plutôt un jeune homme distingué, drapé dans de riches vêtements, dans la sidération de l’amour naissant, et qui ne semble pas avoir connu de traumatisme particulier :
Ainsi le refoulement serait bien à la manœuvre, car la naissance est bien l’évènement refoulé par nature, comme nous l’enseigne Otto RANK dans son ouvrage célèbre « le traumatisme de la naissance »

Désir incestuel

C’est bien de Calypso que Télémaque tombe amoureux en premier, c’est-à-dire de la femme aimée de son père, femme dont on peut penser qu’elle peut avoir l’âge de sa mère dont elle serait le rappel inconscient…

Ce désir incestuel lui est naturellement interdit, et la déesse semble elle-même en extase devant le jeune homme qui pourrait représenter pour elle la nostalgie d’un amour perdu… et FENELON dans son roman, ne s’interdit pas de le laisser paraître.

L’auteur nous rappelle que Calypso reste inconsolable du départ d’Ulysse et réalisant que Télémaque est le fils de ce grand amour disparu, lui fait dire :

  • « Sachez, jeune étranger, qu’on ne vient pas impunément dans mon empire. »

    Et FENELON d’ajouter :
  • « Elle tâchait de couvrir sous ces paroles menaçantes la joie de son cœur, qui éclatait malgré elle sur son visage… »

Calypso comprend qu’elle se trouve donc là elle-même devant un amour de compensation d’une rupture, mais peut-être aussi à une forme d’amour maternel qui viendrait se substituer au manque d’un amour ancien dont le deuil n’a pu être complètement fait.

Cet amour prend manifestement la place d’autre chose ou de quelqu’un d’autre, un peu comme la femme devenue mère va se consacrer exclusivement à son nouveau-né et délaisser parfois l’homme aimé.

Cette ambigüité soulevée par la juxtaposition du texte et de la gravure semble assez parlante au plan psychanalytique et permet tout à la fois d’analyser les interactions des deux notions d’amour et de rupture dans le cours de la vie de chaque être humain, et également de réaliser l’intensité des affects familiaux induits par le complexe d’Œdipe.

Cette traversée de l’Œdipe (en ce qu’elle est analysée comme la rupture amoureuse avec le parent du sexe opposé et l’identification avec le parent du même sexe) est sans doute la rupture dont on ne se remet jamais complètement. Elle demeure comme la nostalgie de fond des amours adultes qui naîtront postérieurement.

Télémaque, dans le roman de FENELON, lorsqu’il va s’apercevoir que Calypso a été la femme aimée de son père, va finalement changer d’objet d’amour et s’éprendra d’Eucharis.

Il y a donc une situation de contrainte qui apparait à la contemplation de la gravure et de sa légende qui peut expliquer que, lorsque l’œdipe est mal résolu, l’adulte amoureux peut se trouver dans l’incapacité d’organiser son propre désir, toujours pris entre le fait de retrouver les liens œdipiens dans la personne du partenaire choisi et celui d’effacer les ressemblances avec lui et les deux excès peuvent être tout aussi problématiques l’un que l’autre dans l’élaboration de l’amour génital.

Conception lacanienne de l’amour

Enfin, devant la passion amoureuse qui nous est montrée sur la gravure par la sidération du malheureux Télémaque face à Calypso, on ne peut que penser à la théorie du sentiment amoureux développé par LACAN, ce qui nous est encore confirmé par nos alexandrins :

« Des charmes d’Eucharis il devient la conquête »
« et sa raison se prête au trouble de ses sens »

Télémaque, devant Eucharis, perd la raison, il se perd lui-même et n’a plus d’existence propre car dans l’amour, on se désinvestit soi-même au profit de l’objet aimé.

« Tomber amoureux » comme l’expression « tomber enceinte » ou encore « tomber malade » est bien le sentiment d’une chute, d’une rupture, d’une situation dangereuse dans un piège qu’on n’a pas su éviter : on est donc dans une dépendance mortelle, car décentré de soi-même.

Télémaque apparait d’ailleurs sur la gravure tel un adolescent se mirant dans sa propre image au risque comme Narcisse, de s’y noyer ; car en admiration devant Calypso, il est en définitive séduit par la femme aimée de son père qui elle-même, projette sur lui l’image qu’elle conserve d’Ulysse, ce qui fausse encore davantage la relation d’altérité. C’est le stade du miroir avant l’heure…

Les modes de rencontres nouveaux que sont les applications de rencontre et les réseaux sociaux ne font qu’amplifier ce phénomène de manière générale tant le fantasme qui est provoqué par la rencontre virtuelle est grand ; car on s’éternise dans l’imaginaire sans vraiment trouver la réalité.

Il est assez intéressant de voir comment une scène mythologique, même revisitée, peut être lue au prisme des principes psychanalytiques qui n’en sont que le reflet.

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